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Billet de blog 15 décembre 2016

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Ce que peut (encore) le syndicalisme

La lutte contre la loi travail semble derrière nous, certes. Doit-on pour autant tourner la page de l’action collective pour se recentrer sur l’isoloir ? Le calendrier électoral s’impose peut-être médiatiquement… mais doit-il forcément monopoliser à ce point notre attention ? Et s’il faut établir des priorités, alors mieux vaut s’inquiéter de renforcer nos outils de lutte et de résistance.

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Des centaines de milliers de salarié.e.s ont fait grève, ont lutté, se sont mobilisé.e.s contre un projet de loi néfaste et régressif. Avec un dernier round le 15 septembre dernier… et après rideau ? La séquence « mouvement social d’ensemble » est close, c’est vrai, et elle a connu des limites évidentes (il faut y revenir et ce sera abordé un peu plus loin). Mais pour l’heure peut-on tourner la page et faire peu de cas de la vague de conflits locaux que va vraisemblablement engendrer l’application concrète de la loi « travail » ? Peut-on ne pas voir les luttes qui ont pris corps dans le sillage de ces mois de contestation sociale : dans la Santé, à la Poste, dans le nettoyage, parmi les pompiers, chez les territoriaux, dans le commerce ou l’éducation prioritaire… ? Des combats il y en a, où la grève reste l’expression privilégiée du rapport de force ! Tout simplement parce que la grève, par l’arrêt du travail, rappelle la place fondamentale qu’occupe le travailleur ou la travailleuse dans la production de richesses, d’activités, de service. Il pourrait, il devrait y avoir plus et mieux d’action gréviste, mais on ne peut pas pour autant écarter l’engagement et les efforts quotidiens des équipes syndicales qui continuent, inlassablement, de chercher à organiser les exploité.e.s.

Aspirée par les primaires des partis gouvernementaux, l’attention médiatique s’y est peu portée et c’est sans doute bien dommage : la question syndicale, et plus largement les mobilisations collectives restent trop souvent un angle mort1. Combien d’analyses un tant soit peu rigoureuse, combien de temps accordé aux paroles de celles et ceux qui luttent ?

L’action syndicale comme rempart

Oui, aujourd’hui il faut redonner toute leur place aux « luttes et aux rêves » comme le revendique le titre d’un récent ouvrage sur l’Histoire populaire de la France. Il faut rappeler que, loin devant n’importe quel parti politique, le syndicalisme reste le principal opérateur d’action collective dans ce pays (et dans le monde!). Un des aspects important de la lutte contre la loi travail aura tout de même été celui-là : les équipes syndicales, quelles que soient leur appartenance, ont mené de bout en bout cette mobilisation dont elles ont constitué la véritable épine dorsale. Même s’il ne s’agit pas de mettre de côté ou d’ignorer le mouvement – réel – d’occupation des places avec les Nuits Debout (bien que très variées d’un endroit à l’autre) ou l’engagement de la jeunesse scolarisée… nul ne peut nier que l’entrée dans la grève de pans entiers du salariat, le 9 mars et après, a assuré l’existence même d’un mouvement social.

Parce que malgré l’intense travail de fragmentation et de précarisation du salariat mené tambour battant par le patronat et appuyé par les politiques publiques, il faut aussi avoir à l’esprit que les grèves continuent d’éclore, que les résistances sur les lieux de travail, même les plus déstructurés, réussissent à s’exprimer. La série de grèves récentes dans le nettoyage à Marseille (impulsées qui plus est par un « petite » organisation syndicaliste révolutionnaire, la CNT-SO) est assez emblématique de cette capacité de mise en mouvement qu’à le syndicalisme, même parmi les plus précaires d’entre-nous. Sans doute que cette efficacité et cette légitimité est procurée par le point de départ de l’action syndicale, le lieu et le temps immédiat de l’exploitation et de l’aliénation : celui du travail salarié.

Autre atout de taille : en organisant les résistances à partir d’une position de classe, l’action syndicale contredit sur le fond les divisions racistes (ce qui ne veut pas dire qu’aucune vigilance ne doit être de mise). Même outre-Atlantique, certains commentateurs progressistes, réfléchissant aux causes de l’élection de Trump, ne peuvent que conclure que « la clé pour rebâtir la classe ouvrière c’est l’organisation syndicale, pas la stigmatisation des immigrant.e.s et des gens de couleur (people of color) » (David Madland dans l’hebdomadaire The Nation, qui publie aussi sur son site une belle évocation de la vie de la syndicaliste et libertaire Lucy Parsons). Cela il faut le dire et le redire, le défendre, pour battre en brèche les tentatives de « ringardisation » et de disqualification que cherchent à propager les Macron, Valls, Fillon, Le Pen et consorts.

Ne pas négliger, ne pas affabuler

Si cette négligence ne touchait que les milieux attachés à la pensée dominante – qui se placent donc, précisément, du côté des dominants – ce ne serait pas si grave. Mais il est assez étonnant qu’à ce désintérêt répondent parfois, dans notre propre camp, des discours sur le « dépassement » de l’action syndicale… alors que le syndicalisme vient précisément de rappeler toute sa pertinence ! Par exemple, dans un récent et court essai de politique-fiction, L’élection présidentielle n’aura pas lieu (un postulat fort sympathique par ailleurs), la grève et le cadre organisationnel qu’est le syndicalisme sont tout bonnement évacués lorsque le renversement du « système » y est imaginé, au profit de bien improbables groupes d’affinité spontanés ou d’une surprenante insurrection des maires2.

Sur un plan moins littéraire et plus concret, certain.e.s cherchent des solutions du côté de « collectifs » plus ou moins informels ou dans un « community organizing » plus ou moins para-syndical. Or bien souvent, ces tentatives plagient ou pourraient s’incarner avec plus de cohérence dans un investissement syndical (particulièrement au sein des unions locales ou départementales interprofessionnelles). À côté de ça le « zapping » militant remplace les bilans collectifs notamment de ce qui n’a pas fonctionné, ce qui peut effectivement donner l’impression de toujours tout recommencer à zéro, que rien n’a marché, qu’il faut tout réinventer…

En même temps, il ne s’agit pas non plus de s’écrier « lutter c’est vivre » et de faire l’impasse sur les raisons de ce qu’il faut bien appeler une défaite. On peut toujours se raccrocher à nos meilleures citations : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu » (Bertolt Brecht). Attitude juste au demeurant, garante d’une éthique militante à toute épreuve et rétive à la résignation. Il n’en demeure pas moins qu’il faut regarder en face nos difficultés à mobiliser.

Reconstruire et ancrer

Bien sûr que l’action syndicale peut et doit être questionnée sur les limites qu’elle rencontre. On peut d’ailleurs vouloir la régénerer, la bousculer... mais pour celà, l’investir est sans doute le meilleur moyen. Au-delà de l’obstacle, évident mais qu’il faut toujours rappeler, de la répression syndicale (pensons au cas des Goodyear ou des syndicalistes d’Air France), il y a des discours, des pratiques à interroger. Comment développer la syndicalisation, jusque dans les TPE (très petites entreprises) ? Comment rendre la solidarité interprofessionnelle plus concrète, l’ouvrir sur nos villes, nos villages et nos quartiers, pour donner confiance aux salarié.e.s, aux chômeurs et chômeuses et reconstruire le sens d’un intérêt commun ? Comment populariser les luttes, les grèves et les soutenir materiellement ? Comment frapper collectivement, et pas chacun dans son coin ou en ordre dispersé, quand il faut défendre les fruits des rapports de force précédents (retraites, sécu, droit du travail...) ?

Le syndicalisme semble parfois institutionnalisé et les dérives technocratiques et/ou bureaucratiques des grandes centrales (et même des plus petites) n’aident pas à combattre cette impression : pourtant, avant toute chose, l’action syndicale est celle d’un collectif humain qui invente une autre démocratie, une autre façon de décider et d’agir ensemble (et ça pourrait l’être encore plus avec plus de syndiqué.e.s). Le courant du syndicalisme « de lutte » – qui s’est notamment cristallisé dans les années 1970-1980 autour de la pratique des assemblées générales – puise une grande partie de son efficacité dans sa capacité à impulser l’auto-organisation. Ce qui reste le meilleur moyen d’ancrer et de faire partager le goût de l’action collective. Or cette auto-organisation (dans la grève et à une échelle de masse s’entend) a justement fait défaut dans les derniers grands mouvements sociaux de 2010 et 2016 : pourquoi et comment y remédier ?

Autre aspect, alors que le nombre de chômeuses et chômeurs ne cesse d’enfler, que la précarité des emplois est galopante, nous sommes loin du niveau d’organisation et de riposte collective qui avait existé dans les années 1990 avec les marches contre le chômage : comment faire partager l’objectif d’une  réduction du temps de travail à 32 heures hebdomadaires pour travailler toutes et tous, mieux et autrement ?

Aujourd’hui, le syndicalisme peine également à faire entendre une voix « politique » au sens noble du terme. Parce que le syndicat est un endroit où on débat, où on analyse collectivement et démocratiquement, il a toute légitimité pour s’intéresser à tout ce qui touche aux conditions d’existence des salarié.e.s, même au-delà des murs de l’entreprise ou du service. Au sujet de la crise écologique, pour faire vivre la solidarité internationale, pour défendre les droits des femmes et en gagner de nouveaux, face à la vague d’islamophobie et contre tous les racismes plus globalement, dans la dénonciation des  crimes et violences policières et pour la sauvegarde et l’extension des libertés publiques… les syndicats peuvent défendre un projet de société solidaire et égalitaire, le faire partager largement. Surtout, à partir du moment où on veut rappeler qu’il existe bel et bien une lutte des classes et que nous devons la mener si nous voulons changer le monde, quel meilleur outil a-t-on ?

Reste la question de l’unité : le syndicalisme, y compris de lutte, est divisé. Les mesures de représentativité « parlementarisent » d’une certaine manière son action et peuvent conduire à des procédures contraires à la solidarité qui devrait prévaloir entre celles et ceux qui combattent les mêmes ennemis. On a ainsi vu récemment la CGT attaquer en justice les syndicats LAB et STC. Combattre les sectarismes pour plus et mieux développer la présence syndicale, épauler les équipes décidées à lutter de concert, c’est un peu le but que se sont fixé les syndicalistes rassemblé.e.s autour de l’appel « On bloque tout ! ». On pourrait aussi utilement se pencher sur le « front » qu’il serait assez urgent de mettre sur pied avec l’ensemble des mouvements sociaux. N’y a-t-il pas, là aussi, matière à échanger publiquement3 ?

Parce que face aux menaces que font peser les prochaines échéances électorales, pour toutes et tous celles et ceux qui se situent « en bas à gauche » comme disent les zapatistes4, ce sont justement ces questions qui devraient animer nos discussions… et ce quel que soit le candidat pour lequel on pense ou se résigne à voter (ou pas). Gardons pour la fin et pour les partager, les mots du syndicaliste wobbly, chanteur et poète américain Joe Hill« Ne vous lamentez-pas : Organisez-vous ! »

Illustration 1
Illustration de Une du journal « Industrial Worker » de mai 1972 (détail) © IWW

1. Il y a des exceptions notables, comme ici avec l’interview de Julian Mischi sur Mediapart.

2. Dans ce pamphlet (page 88), il y a tout de même une évocation... pétrie des représentations péjoratives habituelles : « il n’aurait plus manqué que quelques syndicalistes barbus nous ressortent les bonnets phrygiens cousus à l’occasion de leur départ en retraite… ». On appréciera.

3. Les Cahiers de réflexion de l’Union syndicale Solidaires, Les Utopiques, contiendront dans leur livraison de janvier 2017 un dossier sur l’unité syndicale.

4. Merci à Guillaume Goutte à qui j’emprunte cette référence utilisée dans son petit ouvrage, Pour l’anarcho-syndicalisme. Contre toutes les dominations, Nada, 2016.

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